Interviews
Le 15/08/2020

LUCAS DEBARGUE Pianiste et Compositeur

Lors du 12ème Festival des Pianofolies, un des rares festival ayant eu lieu au mois d’Août,
paris-moscou a pu s’entreteir avec Lucas Debargue.
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P.M. Quel a été votre premier choc avec la musique?

L.D. C’était le concerto numéro 21 de Mozart, le mouvement lent interprété par Arthur Brendel : ça a vraiment été une révélation pour moi. J’ai eu l’impression, pour la première fois d’entendre quelque chose qui me parlait. J’étais un petit garçon discret avec une vie intérieure très développée et je n’arrivais pas à exprimer ce qui se passait en moi et j’ai compris que la musique pouvait m’aider : cela m’a donné envie de faire pareil.

P.M. Vous l’avez entendu en concert ou à la radio ?

L.D. Non je ne suis pas né dans une famille de musiciens ; certains magazines faisaient des cadeaux de CD et mes parents avait une grande bibliothèque avec énormément de disques : comme j’étais très curieux j’écoutais beaucoup de choses et cela m’a donné envie de jouer du piano, mes parents m’ont donc acheté d’abord un piano électrique puis un piano Gaveau qui se trouve d’ailleurs toujours chez eux mais je n’ai pas pensé à une carrière avant de rencontrer ce professeur russe : Rena Shereshevskaya.

P.M. Comment s’est faite cette rencontre?

L.D. J’ai grandi à Compiègne où j’étais à l’école de musique ensuite j’ai arrêté de vers 2005/2006 jusqu’en 2010 et quand j’ai décidé de reprendre les études de piano (ce sont les personnes de mon entourage qui m’ont encouragé en me disant que j’avais des capacités,) j’avais déjà 20 ans, j’avais déjà commencé à gagner ma vie parce que j’avais fait des années d’université mais ça n’offrait pas beaucoup de débouchés.

P.M. Dans quel domaine avez-vous fait vos études?

L.D. J’étais plutôt bon dans les matières scientifiques mais j’ai suivi un cursus littéraire parce que je voulais développer autre chose : je voulais faire mes humanités : deux ou trois ans d’études avant de me décider pour tel ou tel travail : il a été rapidement clair que ce ne sont pas les études qui vous apportent un travail immédiatement. Pour travailler il faut faire un stage quelque part et apprendre un métier. En fait quand j’ai repris le piano ce n’était pas pour en faire un métier.
J’ai repris des cours à Beauvais et c’est mon professeur qui m’a parlé de Rena qui enseignait à Rueil-Malmaison et qui m’a pris dans sa classe : elle m’a préparé pour le Conservatoire de Paris. Rena a été la première personne qui a dit que si je travaillais, je pouvais envisager une carrière musicale. Je pensais devenir enseignant mais je ne pensais pas à une carrière de soliste.

C’est Rena qui m’a parlé du Concours Tchaïkovsky parce que le concours Chopin est très particulier (uniquement des oeuvres de Chopin) et même le concours de la Reine Elisabeth. Elle considérait que si j’avais un concours à passer c’était le concours Tchaïkovsky.

P.M. Où vous avez obtenu le prix de l’Association des critiques musicaux de Moscou qui vous a ouvert les portes de concerts en Russie.

L.D. Oui, j’ai fait une tournée dans beaucoup de villes: j’ai joué à Yaroslavl, Samara, Perm, Tomsk, Vladivostok, dans des villes ou les Russes ne sont pas allés…!J’ai été ensuite été invité à aller jouer avec la Philharmonie en Sibérie : les gens la bas ont un très grand besoin de musique.

P.M. Vous avez joué sous la direction de Valéry Gergiev, que pouvez vous dire de lui?

L.D. Oui je joue avec lui 2 à 3 fois par an. Il a une très grande énergie communicative et un grand charisme : quand vous jouez avec lui vous vous sentez emporté, comme sur un tapis volant ! Quand je suis là-bas je me sens comme à la maison. Ce qu’il a fait avec le Mariinsky est formidable : il l’a fait renaître de ses cendres,, il l’a remis au niveau auquel il était autrefois tant dans le domaine de la musique que de la danse ou du chant :
c’est un lieu incroyable qui est devenu une référence mondiale absolue.

P.M. Vous avez, à votre programme un compositeur que l’on commence à peine à jouer en concert et dont les oeuvres sont très belles.

L.D. Oui, c’est Medtner : J’admire ce contemporain de Rachmaninoff et le public adore lorsque je le mets au programme ! Rachamninoff a programmé en récital des pièces de Medtner qui a un langage romantique très tonal . Rachmaninoff et Medtner étaient proches : Medtner à dédié à Rachmaninoff sa sonate 28 et celui-ci lui a dédié son 4ème concerto. En 2015 Boris Berezovsky, qui était membre du jury, a été très sensible au fait que j’aie mis Medtner au programme : il l’aime beaucoup et donc on a partagé cet amour pour ce compositeur. Medtner a su mettre d’accord Rachmaninoff et Prokofiev qui a également programmé ses pièces.
Je joue aussi des pièces de Szymanowski qui est peu joué et c’est fort dommage.

P.M. Comment avez-vous découvert Medtner ?

L.D. Je suis un boulimique de musique et je lis énormément de partitions que l’on trouve maintenant sur un site spécialisé.
Ce n’est pas comme avant, quand je partais en tournée, j’emportais des sacs énormes remplis de partitions, maintenant j’ai la possibilité de porter sur moi une bibliothèque ultra-légère.
On comprend qu’un certain répertoire ne soit pas resté par contre il y a encore énormément d’oeuvres à découvrir. En ce qui concerne les compositeurs français on joue majoritairement Ravel ou Debussy, un peu moins Fauré mais il a de choses très intéressantes chez Chabrier, Ducas….
Je mets des morceaux très connus à mon programme mais j’inclus aussi des oeuvres qui le sont beaucoup moins et que le public peut ainsi découvrir.
Evidemment c’est important de jouer les classiques mais j’essaie toujours, (comme ce soir aux Pianofolies) d’inclure des morceaux que le public ne connaît pas forcément, soit parce que c’est un compositeur contemporain, soit parce qu’il n’a pas eu de chance d’avoir été connu !

P.M. Vous vous produisez aux Pianofolies pour la première fois : vous avez une grande activité de concertiste ?

L.D. Progressivement j’ai structuré mes déplacements, j’ai pris la décision de limiter le nombre de concerts à 60/70 par an, d’avoir une sélection de concertos et un programme de récital, je préfère me concentrer la dessus (ça m’est déjà arrivé d’avoir 6 concertos différents à jouer en un mois!!) plutôt que de me promener de par le monde comme un paquet !! On ne peut pas être au top de sa forme dans ces conditions.

P.M. Sentez-vous une différence dans le public français et russe ?

L.D. Oh oui! Déjà il y a une différence entre le public français et le public parisien. Le public du Théâtre des Champs-Elysées et celui de la Philharmonie. En Russie il y a aussi une différence entre Saint-Pétersbourg et Moscou mais partout on est accueilli à bras ouverts.
A Paris le public a des exigences particulières, il établit des comparaisons…
En Russie on sent très fort un besoin de musique. C’est palpable. C’est un public qui une connaissance bluffante du répertoire. J’adore aller en Russie, je me sens utile, je parle d’ailleurs un peu le russe.
Pour montrer un peu leur état d’esprit : lors du Concours Tchaïkovsky, Dmitri Masleev et
Lukas Genuisas, élèves de la même classe, se présentaient au concours : tous les autres élèves étaient venus pour les soutenir. En France vous ne trouverez jamais, jamais cela : c’est chacun pour soi, c’est un peu la guerre. Pourtant il y a de la place pour tout le monde. La comparaison est malvenue lorsqu’on parle d’art : on peut comparer des voitures ou des machines à laver mais cela ne s’applique pas à l’art.

P.M. Vous composez également.

L.D. Oui, j’ai composé depuis assez longtemps sans vraiment terminer les pièces.
La formation de l’oreille est très importante : j’ai constaté des lacunes dans ma formation harmonique et j’ai éprouvé le besoin d’étudier à très haut niveau le langage harmonique, ce en quoi j’ai été aidé par des amis compositeurs.
J’écris une musique qui ressemble à celle que j’aime, c’est à dire une musique tonale : cela n’a jamais fait de doute pour moi. Je n’ai jamais voulu inventer un nouveau langage musical. L’oreille absolue ne suffit pas, il faut développer l’oreille relative et cela se travaille, ce n’est pas inné. Il faut lire beaucoup de partitions.

P.M. Vous écrivez des pièces pour piano?

L.D. Non, cela a été très dur pour moi d’écrire pour le piano.

P.M. C’est pourtant l’instrument que vous pratiquez !

L.D. J’ai écrit 4 pièces à ce jour et cela m’a donné beaucoup de mal, d’ailleurs la plupart des compositeurs disent que c’est très difficile d’écrire pour le piano.
C’est un instrument qui permet de tout faire mais de ce fait c’est très difficile.
On a envie de tout faire et on ne dispose que de dix doigts! Ce n’est pas comme l’orgue où on a le pédalier les différents registres. Au piano on a la basse, l’harmonie, l’accompagnement la mélodie et …dix doigts! Quand on écoute certaines pièces on a l’impression que c’est un orchestre.
Dans un orchestre vous avez à peu près 80 personnes qui chacune, joue avec dix doigts ! J’ai écrit de la musique de chambre : un trio et un quatuor pour piano et cordes, une sonate pour violon et piano et un concertino pour piano et cordes, j’ai aussi écrit des mélodies sur des poèmes de Baudelaire. J’ai une vingtaine de pièces achevées, j’en ai d’ailleurs mis au programme à Moscou.

P.M. Ecrire pour un instrument que l’on ne pratique pas doit être difficile aussi ?

L.D. Non, on connait les spécificités assez rapidement, il y a des choses particulières comme les déplacements des doigts, les écarts mais cela s’acquiert rapidement, c’est maitrisable, la lecture est très utile pour cela.

P.M. Mais cette activité vous prend beaucoup de temps!

L.D. Pour moi, c’est la même activité : c’est être musicien. C’est à la fois écrire, jouer, lire et enseigner aussi.
Autrefois il était impensable de ne faire qu’une chose : regardez J-S. Bach : il était directeur d’études musicales à Leipzig, chef d’orchestre et de choeur, soliste, il jouait du violon du violoncelle et du piano et chantait aussi.
Plus près de nous, Rachmanonoff a été un grand chef d’orchestre avant d’écrire ses oeuvres majeures : il était chef, pianiste et compositeur.

P.M. Avez vous écouté ses enregistrements ?

L.D. C’est extraordinaire, c’est la vérité avec en même temps une grande liberté, une priorité absolue au chant mélodique (mais il a détruit beaucoup de ses enregistrements.)
Il y a un site sur internet ou vous avez la liste de tous ses concerts et de tous ses programmes : il donnait près de 100 concerts par an : il avait un répertoire énorme. Il y a un degré de finition stupéfiant dans ses partitions : c’est quelqu’un qui, jusqu’ à nos jours n’est pas vraiment compris: c’est un compositeur très profond, une profondeur parfois même religieuse, sacrée, je pense qu’ il faut encore du temps pour qu’il prenne vraiment toute sa place.
Il y a eu une fracture très importante entre le public et la culture : certains intellectuels ont fait une sorte de prise de pouvoir et décidé qu’il y a une révolution des les arts : seuls les initiés les comprennent : cela a duré assez longtemps mais les programmateurs voient bien que cette musique ne fonctionne pas pour le public, le plaisir avait été éjecté : il faut revenir à une certaine simplicité et faire plaisir.

P.M. En fait s’adresser à l’âme plus qu’à l’intellect.

L.D. Maintenant on s’accorde à dire que les symphonies de Mahler sont des chef-d’oeuvres de même que les oeuvres de Rachmaninoff ou de Chostakovitch.

P.M. Toutefois Chostakovitch a mis du temps à s’imposer.
Le public des Pianofolies sera heureux de pouvoir vous entendre ce soir et découvrir le programme que vous proposez pour ce concert.